Infos millésime 2024

 

Lettre du 25 avril 2025. Millésime 2024 à Bordeaux.

 

Point de bascule : instant à partir duquel les choses vont différemment, seuil dans l'évolution d'un système au-delà duquel son état ou son fonctionnement change qualitativement.

 

Comme chaque année depuis 45 ans (1979 fut le premier millésime proposé par notre Maison en primeur), et toujours en cette même période de début de printemps, nous vous confions le plus fidèlement et le plus honnêtement possible nos premières impressions sur la qualité du millésime que nous venons de déguster en cours d'élevage en barrique et qui sera bientôt mis en marché en primeur.

Avant de rentrer dans le détail du millésime 2024, il est aujourd'hui évident que nous sommes, à plus d'un titre et dans plus d'un domaine, en train d'assister à un point de bascule qui nous fait entrer dans une nouvelle ère régie par de nouvelles règles.

Dans le monde des grands vins rouges, nous basculons de la période qui a prévalu ces 40 dernières années, où l'offre était inférieure à la demande – trop peu de bouteilles produites pour un nombre croissant de clients mondiaux–, à une nouvelle période où l'offre excède la demande – beaucoup de bouteilles produites pour moins de clients (ralentissement de divers marchés comme le Royaume-Uni, la Chine ou les U.S.A., consommation mondiale en baisse, moindre intérêt des jeunes générations...).

Après avoir connu l'époque où les records de prix étaient systématiquement battus à chaque nouveau grand millésime, nous voyons aujourd'hui se dessiner une nouvelle ère où les prix vont refluer pour retrouver à peu de chose près le niveau qu'ils avaient il y a 25 ans, avant l'avènement du marché chinois et la spéculation qui s'en est suivie.

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Bordeaux 2024 : la météo

Les 6 premiers mois de l'année 2024 ont été continuellement pluvieux et peu ensoleillés, conditions éprouvantes pour les viticulteurs car provoquant :

• une pression du mildiou très précoce (mi-avril), intense (sur feuilles puis sur grappes) et longue (jusque début août dans les terroirs les moins drainés), qu'il n'était pas aisé de combattre en mai et juin sur des sols gorgés d'eau empêchant les tracteurs d'entrer dans les parcelles.

• mi-juin, une floraison chaotique par temps frais et humide, se traduisant par une coulure et un millerandage importants, affectant surtout les merlots (et donc les rendements).

Beaux mois de juillet et août, avec des cumuls supérieurs à la moyenne trentenaire que ce soit en chaleur (température maxima à 28,1°C pour 27,4°C en moyenne, soit +0,7°C par jour), en sécheresse (61mm sur les 2 mois pour 105mm en moyenne, soit 42% de déficit de pluie) et en ensoleillement (514h pour 505h en moyenne, soit +2% de soleil). Les affres du printemps s'estompaient et les producteurs reprenaient espoir.

L'entrée dans l'automne s'est faite sans attendre dès le mois de septembre, plus frais (-2,2°C), plus pluvieux (+47%) et moins ensoleillé (-20%) que la norme. Ces conditions 'océaniques' sont venues perturber la fin du cycle de maturation des baies et compliquer à loisir les vendanges de chacun, notamment la semaine pluvieuse du 21 au 27 septembre.

Enfin, du 28 septembre au 16 octobre, 20 jours de beau temps automnal, chaud et sans pluies excessives, ont permis de vendanger les cabernets (francs et sauvignons) dans de bonnes conditions et de rentrer de jolis raisins botrytisés dans le Sauternais.

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Bordeaux 2024 : grand millésime de blancs secs frais et tendus

La chaleur sans à-coups de l'été 2024 et l'absence de sécheresse prononcée ont été profitables aux sauvignons et sémillons, et, comme attendu, 2024 est sans conteste un grand millésime pour les vins blancs secs.

En 2024, les sauvignons, très expressifs, apportent l'intensité aromatique florale et fruitée (fleur d'acacia, citron jaune, lime...) tandis que les sémillons, charnus, savoureux (pêche blanche, poire...) et moins sucrés qu'à l'habitude, donnent le volume en bouche.

L'analyse des caractéristiques œnologiques (source I.S.V.V., Université de Bordeaux) atteste de vins blancs secs possédant un excellent soutien acide, sans aucune verdeur, et un alcool notablement faible :

• un pH de 3,1, le plus bas depuis 2014 (3,04), devant 2017 (3,2) et 2023 (3,2),

• un alcool potentiel de 12,3° à égalité avec 2014 (12°3), devant 2021 (12,9°) et 2019 (13,0°).

Malgré le réchauffement climatique en cours, 2024 est avec 2021 et 2023 le 3ème grand millésime depuis 2020 pour les vins blancs secs, le plus frais et le plus tendu depuis une décennie, sûrement doté d'une excellente tenue au vieillissement grâce à son acidité.

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Bordeaux 2024 : grand millésime de blancs liquoreux purs et équilibrés

Fin août, les raisins blancs du Sauternais étaient parfaitement sains et mûrs. Contrairement aux derniers millésimes aux étés secs (2022, 2020, 2018...), l'installation du botrytis a démarré sans attendre, avec un développement rapide et homogène dès le 29 août.

Une première trie relativement abondante eut lieu à partir du 12 septembre, interrompue par les pluies du 21 au 28 septembre. Cette première trie est d'une concentration modérée avec un bon niveau d'acidité, procurant fraîcheur et dynamisme aux assemblages.

Les 20 jours de beau temps qui ont suivi (petit été indien) ont asséché puis concentré les raisins donnant une seconde trie abondante et généralisée. Celle-ci a donné des moûts plus riches qui sont le cœur qualitatif des assemblages.

Fin octobre, l'alternance de pluie et beau temps frais a donné quelques volumes complémentaires de bonne concentration à condition d'un tri drastique car la pourriture grise guettait.

Au final, avec une belle pureté aromatique, une concentration modérée et une acidité en fin de bouche gage de légèreté et tonicité, les blancs liquoreux 2024 sont dans la lignée des précédents millésimes aériens, équilibrés entre richesse et vivacité, tels 2021, 2019 ou 2016.

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Bordeaux 2024 : des rouges à géométrie variable, de très bons à insipides

Les deux circonstances météorologiques nécessaires pour produire de grands vins rouges à Bordeaux sont 1°) un été chaud et ensoleillé, 2°) des vendanges par temps sec. Si la première circonstance a bien été remplie grâce aux deux beaux mois de juillet et août, il en a été autrement pour la seconde en septembre.

La semaine du 21 au 28 septembre fut très pluvieuse (67,8mm en 7 jours, pour un total mensuel moyen de 81,2mm), au beau milieu du ramassage des merlots. À tout moment, les producteurs durent déployer sans compter un personnel expérimenté pour s'adapter aux caprices de la météo et trier aussi finement que possible la vendange à l'entrée du cuvier. Le temps calme qui prévalut ensuite jusqu'au 16 octobre permit de terminer plus convenablement les vendanges de merlot et d'effectuer en toute sérénité celles des cabernets (francs et sauvignons).

La condition essentielle pour des vins rouges 2024 réussis est d'avoir pu bénéficier à tout instant d'une main d'œuvre surabondante, de mars à août dans la vigne, puis de septembre à novembre au cuvier et au chai. La seconde condition réside dans un tri méticuleux de la vendange, puis dans l'élimination systématique des lots de moindre qualité lors de l'assemblage avant mise en barriques.

Seules ces deux conditions simultanément réunies étaient garantes de Bordeaux rouges de bonne qualité en 2024. Comme l'a écrit le magazine professionnel Vitisphère « [en 2024] les vignerons de Bordeaux ont transformé l'eau en vin ».

Malheureusement, ces conditions, nécessairement coûteuses, sont réservées à l'élite des châteaux, disposant de moyens financiers importants et capables d'accepter une année comptablement déficitaire, déficit accentué par l'étroitesse des volumes produits (cf. ci-après).

Quand ils sont réussis, les 2024 sont aromatiques au nez comme en bouche, au fruité frais (fruits rouges) et expressif, élégants, plaisants et charmants. Ils n'ont pas la puissance des derniers grands millésimes mais, forts d'un taux d'alcool modéré (le plus souvent entre 12,5° et 13°) et de l'élevage en barrique qui va les étoffer, ils seront rapidement accessibles et d'une grande buvabilité.

Cette association fraîcheur/charme est tout-à-fait inédite à Bordeaux mais dans l'air du temps en répondant à la demande actuelle des consommateurs (plus de fraîcheur, moins d'extraction). En 2024, les Bordeaux rouges présentent un profil davantage bourguignon que bordelais.

Quelques lignes directrices ressortant de nos plus récentes dégustations et aptes à orienter vos choix en Bordeaux rouges 2024 :

• nous n'avons pas noté de préférence pour une appellation ou une région, la qualité des rouges 2024 étant directement dépendante de la volonté et du travail des hommes avant même le terroir, l'exposition ou l'encépagement.

• il n'y a pas de bouleversement hiérarchique en 2024, les plus grands crus à la tête des meilleurs terroirs et disposant des meilleurs équipes ayant élaboré les meilleurs vins. Par contre, dans les appellations moins prestigieuses, les réussites ne sont le fait que de passionnés tenant leur vignoble comme un jardin potager (la liste est longue, de Clos Manou à Domaine de l'A ou Clos Louie), et de crus "bourgeois ou artisans" adossés à des grands crus classés émérites (comme Ormes de Pez et Lynch-Bages, Pibran et Pichon-Baron, Potensac et Léoville-Las Cases, G d'Estournel et Cos d'Estournel, Montlandrie et L'Église-Clinet, Puyblanquet et La Gaffelière, Moulin Saint-Georges et Ausone, etc.).

• nous limiterons cette année notre sélection de seconds vins aux seuls seconds vins ayant fait l'objet d'un tri vraiment sélectif. Sans cet écrémage qualitatif, les seconds vins affichent les difficultés du millésime.

• même si globalement les rouges 2024 s'ouvriront rapidement, il y a également nombre de crus qui, par leur pH bas et par des assemblages plus cabernets et moins merlots qu'habituellement, sont dotés d'une bonne et longue garde prévisible (a minima 20 ans). Ce ne sont pas forcément les plus chers et vous en trouverez la liste dans l'onglet "Pour la garde" des Primeurs 2024.

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Bordeaux 2024 : une récolte historiquement faible

Depuis 2000, la production du vignoble bordelais ne cesse de décroître sous le double effet de la réduction des surfaces plantées et de rendements en baisse :

• la taille du vignoble bordelais est en diminution continue depuis 20 ans, passant de 122500 ha en 2004 à 94700 ha en 2024, soit -23%. Cette réduction des surfaces se poursuit dans le cadre du plan d'arrachage des vignes, prévu à hauteur de 8000 ha cette année.

• la baisse des rendements est elle aussi continue depuis 20 ans, passant de 50 hl/ha (moyenne 2001-2005) à 37 hl/ha (moyenne 2021-2024), en raison de l'impact des aléas météo (sécheresse, gel, grêle...) et des maladies cryptogamiques (principalement mildiou mais aussi oïdium, botrytis, black rot, etc.).

• au total, la diminution des volumes est impressionnante, passant de 6,04 Mhl (moyenne 2001-2005) à 3,76 Mhl (moyenne 2021-2024), soit -38%.

Dans ce contexte de diminution graduelle des volumes, 2024 est, avec 3,32 Mhl, la plus petite récolte constatée en Gironde depuis... 1991 (gelée de printemps dévastatrice). Manque de chance pour Bordeaux, 2024 est à la fois le millésime le plus coûteux à produire et le plus mince en volume.

Avant même la virulence du mildiou, c'est surtout la mauvaise fécondation des fleurs en fruits qui explique cette baisse de rendement. Cette baisse est toutefois excessivement contrastée d'un grand cru classé à l'autre, selon les dates auxquelles ont été appliqués les traitements antifongiques, la réactivité des équipes, et surtout le facteur chance qui, à un jour près, peut avoir favorisé ou contrarié la floraison.

Un exemple dans 5 châteaux médocains tous bio certifiés : Latour à Pauillac annonce 11,5 hl/ha quand son proche voisin Haut-Bages Libéral est à 30 hl/ha. Claire Villars-Lurton, propriétaire de Haut-Bages Libéral, possède aussi La Gurgue et Ferrière à Margaux, qui n'ont donné respectivement que 12 hl/ha et 16 hl/ha, tandis que son mari Gonzague Lurton, propriétaire de Durfort-Vivens à Margaux, est à 37 hl/ha...

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Bordeaux 2024 : des prix nécessairement en baisse

Même si 2024 est un des millésimes les plus chers qui soit à produire, et même si les rendements sont les plus bas depuis 33 ans, le prix des Bordeaux 2024 sera nécessairement orienté à la baisse, ce pour plusieurs raisons :

• les notes et commentaires des critiques pour les 2024 seront favorables, mais sûrement en retrait par rapport aux derniers grands millésimes bordelais (2022, 2020, 2019, 2018, 2016, 2015...) qui emplissent les caves ou les stocks des clients tant français qu'étrangers,

• le ralentissement à plus ou moins long terme de marchés export déterminants (Angleterre, Chine, U.S.A., Japon, Corée du Sud, Russie...),

• la baisse mondiale de consommation des vins rouges, notamment par les jeunes générations.

Reste à connaître l'ampleur de la baisse des prix. Des rumeurs relayées par des marchands britanniques parlent de retrouver peu ou prou le niveau de prix des 2014 (en primeur, Château Margaux 2014 était à 338,00 € la bouteille, Cos d'Estournel à 113,00 €, Léoville-Barton à 58,80 €, Giscours à 37,20 €...).

Nous avons déjà une première indication positive avec les crus qui viennent d'offrir leur 2024 en primeur :
- Pontet-Canet 2024 à 84,00 € la bouteille (90,00 € en 2014),
- Branaire-Ducru 2024 à 37,20 € la bouteille (40,60 € en 2014),
- Clos Manou 2024 à 20,70 € la bouteille (22,00 € en 2014).

L'essentiel des grands crus ayant annoncé leur mise en marché avant fin mai, nous serons assez vite fixés sur les intentions (et la lucidité) de chacun.

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